Mes mains tremblent.
Je ne peux pas les en empêcher. Se forcer à respirer amplement, pousser ce cœur affolé à baisser son rythme effréné, dangereux à tout point de vue. Ma réaction est viscérale, instinctive. J’ai même poussé un cri lorsque je me suis éveillé et l’ai vue dans un coin de la pièce, immobile au centre de sa complexe mosaïque de soie. Stupide réaction incontrôlée.
Du calme, avoir peur, mais se maîtriser. Après tout, ce ne sont que des araignées, avaient-ils dit au début, dans les journaux télévisés. Au début, avant qu’ils ne comprennent.
C’est un spécimen de petite taille, environ un centimètre. Elle arbore cette couleur marron clair, presque translucide sur les deux segments de son corps. Ses pattes sont ciselées et élancées, en contact chacune avec un fil de sa toile. Immobiles, elles sont peintes de cette alternance de noir et marron caractéristique. Il n’y a pas de doute, il s’agit bien de l’une d’entre elles, une araignée tigrée. Bien sûr, comment pourrait-il en être autrement ?
Rester calme, le spécimen a tissé son piège dans le coin de la salle de bain ou je dors et vit depuis plusieurs semaines déjà, me nourrissant de conserves et priant pour que ni l’eau ni l’électricité ne viennent à manquer. J’ai de la chance. Ainsi tissée en hauteur, j’avais peu de risques de toucher la toile pendant mon sommeil. Mais la toile n’est pas mon seul problème. L’araignée tigre a cette fâcheuse tendance à sauter pour mordre sans réfléchir lorsqu’elle se sent menacée. Bien qu’à deux mètres d’elle, mon visage découvert constitue une surface d’exposition potentiellement fatale. Lentement, mes mains protégées par ces épais gants de jardinage qui ne me quittent plus, même pendant mon sommeil, saisissent mon masque de plongée. J’en étudie attentivement l’intérieur et l’extérieur, suspectant la présence d’une autre intruse et maudissant d’en avoir choisi un modèle noir plutôt que transparent. La protection semblant libre, je l’enfile doucement par- dessus ma cagoule en néoprène. La combinaison de plongée est sans aucun doute la seule chose qui fasse que je sois encore en vie après plusieurs semaines. Je vous fais grâce de l’état de ma peau et des allergies graves développées par son port prolongé. Elles valent toujours mieux qu’une morsure ou un contact avec une toile.
Ainsi protégé, je peux me relever de ce carrelage dur et froid qui constitue ma couche et m’attaquer à l’intruse.
Avec l’expérience, j’ai appris que seuls les mouvements brusques éveillent la méfiance de l’araignée tigrée. L’approcher calmement reste donc le meilleur moyen de s’en saisir pour l’écraser. Celle-ci ne fera pas exception à la règle. Usant de patience, j’ai pu l’écraser entre les doigts de ma main droite, sans même faire frémir sa toile.
L’architecte du piège mortel évincé, j’utilise le bout de ces mêmes doigts gantés pour collecter la guimauve chétive de la toile avec précaution, râpant les points d’attache pour que n’en subsiste aucune bribe fragilisée susceptible de s’envoler et chuter par la suite. Cela fait, j’utilise ma main gauche pour retirer le bouchon de tissu compact bouchant le lavabo, en espérant ne pas voir d’autres araignées en surgir. Puis, le cœur s’emballant à nouveau comme à chaque fois, je déclenche l’arrivée d’eau, priant pour qu’elle n’ait pas été coupée. Un filet contrôlé apparaît et je peux m’affairer à nettoyer, avec une attention maniaque, ma main criminelle du reste de l’araignée et de son piège. J’ai réalisé toutes ces opérations avec l’habilité d’un chirurgien.. Ou d’un démineur. Le moindre contact de ma peau avec l’un ou l’autre m’aurait exposé aux effets de la neurotoxine, me paralysant dans la minute.
La menace évidente évacuée, je sais que le plus dur reste à faire. Trouver la faille, l’erreur commise. Comment le spécimen a-t-il réussi à pénétrer dans la salle de bain ?
Après plusieurs heures, je ne vois qu’une explication logique. La grille d’aération. Le tamis que j’y ai installé est pourtant fin au millimètre et cela aurait dû empêcher tout spécimen de passer, d’autant que j’ai copieusement rempli la gaine de chaux et d’insecticide avant d’élire domicile ici. Un œuf résistant qui se serait égaré et aurait réussi à passer ce filtre ? Le spécimen aurait éclos et grandi pendant plusieurs jours sans que je m’en aperçoive. Je préfère ne plus y penser. J’ai bien tout vérifié. L’étanchéité des portes et fenêtres dont j’ai colmaté le moindre interstice avec des renforts en caoutchouc. Les bouchons des siphons d’évacuation pour les toilettes, la douche et le lavabo. Mais la grille d’aération.. Je ne peux pas la limiter davantage, j’ai besoin d’air.
Je ne suis pas croyant, mais, Seigneur, que quelqu’un m’aide..
Les araignées tigre.
Dit comme ça, ça ferait presque poétique. La première fois que j’ai entendu parler de cette espèce, c’était il y a un peu plus d’un an. Tous les journaux télévisés avaient annoncé leur existence le même jour, ce qui aurait dû nous alerter. Pourtant, le spécimen avait simplement été présenté comme un fait divers et une demande de vigilance à la population. Un peu comme pour le moustique tigre et le risque de transmission du chikungunya. Des cas de choc allergique mortel avaient été constatés au contact de cette espèce d’araignée, facilement reconnaissable à son aspect translucide et à ses pattes tigrées de noir qui lui avaient valu son nom public. Tout contact devait donc être évité et les citoyens étaient invités à appeler un numéro d’urgence dédié si jamais ils observaient un spécimen chez eux ou dans leur jardin. Il ne fallait cependant pas s’inquiéter outre mesure.
Huit mois plus tard, les stations télévisées avaient cessé d’émettre au profit d’un message informatif rappelant les consignes de survie face à l’araignée tigre. Je suppose que se déplacer jusqu’aux studios de tournage était alors déjà devenu trop dangereux. Les téléphones et Internet continuèrent eux à fonctionner quelques semaines, puis furent coupés à leur tour. Du moins en ce qui me concerne. Même les numéros d’urgence sur mon portable ne fonctionnèrent plus. De toute manière, toutes les personnes que j’avais connues étaient alors déjà mortes. J’essaie de ne pas penser à elles et ce qu’implique une mort des suites d’un contact avec une araignée tigre. J’essaie tous les jours, pour ne pas devenir fou, ne pas vomir. Et conserve à côté de moi sur le sol, le cran de sûreté retiré, une arme de gros calibre, juste au cas où. Avec cette secrète prière, en cas de contact, d’avoir suffisamment de temps et de force pour l’utiliser.
Le schéma comportemental habituel d’une araignée est le suivant.
Repérer un endroit adéquat au tissage de sa toile, puis attendre qu’une proie malheureuse s’y emprisonne. Alertée par les vibrations de la toile produite par la proie se débattant, l’araignée se déplace alors autour de cette dernière pour l’immobiliser avec ses filins. Lorsque le risque est ainsi minimisé, l’araignée mord sa proie et lui injecte un venin paralysant non mortel. La proie sera consommée bien plus tard, lorsque la faim se fera sentir et sur une période pouvant être très longue. Certaines espèces pondent leurs larves directement dans les proies qui sont ainsi consommées de l’intérieur. La proie restant vivante, mais paralysée.
L’araignée tigre fait partie de cette joyeuse famille. Elle pond en fonction de la réserve de nourriture dont elle dispose. Avec deux particularités cependant. Premièrement, elle secrète une neurotoxine provoquant une paralysie dans la minute chez l’être humain, en cas de contact cutané. Cette paralysie dure plusieurs heures, si le contact n’est pas répété. Les organes vitaux continuent de fonctionner normalement, mais le contrôle moteur volontaire est interrompu. La deuxième particularité de l’araignée tigre est d’être attirée par des phéromones humaines bien particulières. Phéromones émises par la peau humaine, une fois au contact de la neurotoxine. La neurotoxine étant présente dans les morsures de l’araignée et sur les filins de sa toile, tout contact avec l’espèce se solde donc par une paralysie quasi instantanée. Et la paralysie se solde par l’émission d’une phéromone par les pores de la peau humaine indiquant à l’araignée qu’un nouveau garde-manger est disponible. Pour elle. Et sa nombreuse progéniture.
Comme l’avait expliqué un éminent scientifique à la télévision, l’araignée n’est pas un prédateur naturel de l’homme. Elle ne tisse pas sa toile pour lui, mais bien pour se nourrir d’insectes.
Son addiction aux phéromones humaines émises suite au contact de sa neurotoxine serait donc un comportement secondaire et fortuit.
Bien sûr.
De nombreuses théories avaient été émises, principalement sur le net et curieusement non relayées par les journaux. Celle selon laquelle les araignées tigre étaient en fait une arme développée par l’armée devenue hors de contrôle étant sûrement la plus probable. Cependant, la seule chose dont nous étions sûrs était la suivante. L’espèce était nouvelle.
Quoi qu’il en soit, la vérité était simple. Les araignées tigre n’avaient rien contre nous. Mais qu’un seul contact ait lieu et nous devenions leur eldorado. Un gigantesque frigo qui serait dévoré vivant de l’intérieur des semaines durant, jusqu’à ce que le cœur lâche, le plus souvent par déshydratation.
Cela fait des mois que je ne suis pas sorti de chez moi. Des semaines que j’ai dû battre en retraite dans ma salle de bain, n’ayant pu tenir le siège des trois pièces de l’appartement que je louais. Et j’ai faim. Il y a trois semaines, j’ai avalé ma dernière conserve. Des raviolis, j’ai encore leur goût dans la bouche.
Et cela fait également des mois que je n’ai pas entendu un bruit dans l’immeuble. Il faut croire que j’étais le seul à disposer d’une combinaison de plongée et de gants de jardinier.
Sur le carrelage de la salle de bain, à portée de main et cran de sûreté levé, ma première option.
La seconde.. Aurais-je le courage, puis-je prendre le risque ? Qu’y a-t-il dehors ? Une partie de moi, sans doute la plus malsaine, voudrait voir. Que feriez-vous à ma place ?
J’ai chaussé mes chaussures de ski par-dessus ma combinaison de plongée et mon masque. Des lanières de cuir, serrées presque à me couper la circulation, rendent hermétique l’accès à mes mains via la collerette de mes gants de jardinage. Dans ma main droite, doigt sur la gâchette, ma solution de repli. Je suis tellement affaibli que je peine à rester debout, ma tête tourne. Je n’ai plus rien à perdre. Le salon que je découvre est plongé dans l’obscurité et je laisse mes pas me guider jusqu’à la porte d’entrée à la seule lumière de la salle de bain. Je sens sur mon corps la résistance d’innombrables toiles qui résistent avant de céder, s’ajoutant en couche sur ma combinaison et la visière de mon masque. Je traverse le couloir et l’escalier qui me mèneront à la sortie de l’immeuble dans la pénombre des lampes de sécurité. Je franchis le seuil de la résidence en même temps qu’une épaisse toile, presque un drap, que je peine réellement à déchirer, ignorant les spécimens gros comme un poing qui, heureusement, ont fui sur mon passage. Je suis dehors, dans la grande allée donnant sur le parc de la résidence, entre les tours. Je ne suis pas seul, mais ce que je vois dépasse mon entendement.
Des toiles de plusieurs centaines de mètres ont été tendues entre les tours.
Mais pas seulement, certaines semblent s’étendre à perte de vue. Les araignées tigre sont de toutes tailles, immobiles, ne manifestant aucune animosité à mon égard. La plus grande que je puisse observer fait la taille de deux hommes, suspendue à une cinquantaine de mètres au-dessus de moi, entre deux tours. Partout au sol, la moindre brindille d’herbe semble servir de point d’ancrage aux filets des plus petits spécimens. Elles sont partout, immobiles, sereines.
Elles patientent.
Privé du bruit de l’activité humaine, le monde n’a jamais été aussi calme.
Philippe Jouy a.k.a Seth Messenger, terminé à Rueil-Malmaison le lundi 18 août 2014.
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