Gorille dans la brume

Il avance sans joie ni peine parmi les feuillages denses. Sur son faciès simiesque, une expression absente se dispute avec un froncement de sourcils buté. Et le voile mou de son regard ne semble pas prêt à trancher ce conflit.

Nouvelle courte d'anticipation

Seth Messenger


Il avance sans joie ni peine parmi les feuillages denses.

Sur son faciès simiesque, une expression absente se dispute avec un froncement de sourcils buté. Et le voile mou de son regard ne semble pas prêt à trancher ce conflit. De ses épaules puissantes, il dérange les feuillages épars alentour, avançant dans un brouillard dense qui fait écho à celui de son esprit.

Il marche depuis une heure, mais il n’a aucune notion du temps. Il sait juste qu’il a faim, et que les feuilles vertes et épaisses n’étaient plus autour de lui là où il était. Mû par l’instinct, il s’est mis en route. Et les autres formes simiesques l’on suivi. Car il est le plus fort du groupe, et que ceux qui en ont suivi un autre ne sont plus là. Ils font ce qu’ils font habituellement, voilà tout. Ce n’est pas raisonné, ils ont même oublié pourquoi. C’est un automatisme. Lorsque la grande et forte forme simiesque se met en marche, ils sentent qu’il faut la suivre.

Tous ont oublié ce qu'elle représente. Ce qu'ils étaient.

Et même s’ils l’apprenaient, ils l’oublieraient de nouveau.

Il marche à quatre pattes, s’appuyant sur ses mains refermées. Le fait qu’il soit exclusivement végétarien ne l’a pas empêché de développer et d’entretenir une puissante musculature qui lui permet de faire réfléchir ses rares prédateurs. Il n’a jamais été attaqué. D’autres que lui, affaiblis par l’âge ou la maladie l’ont été, mais il ne s’en souvient pas. Cependant, pour maintenir en vie ses cent-soixante-kilos de muscles, il doit ingérer plus de trente kilos de feuilles vertes épaisses par jour. Il ne le sait pas, mais son estomac fait le calcul pour lui. Il passe, comme toutes les autres formes simiesques qui le suivent, l’essentiel de son temps éveillé à manger ou se déplacer pour manger à nouveau. Et lorsqu’il s’assoupit, c’est le plus souvent un sommeil vaseux et sans rêve qu’il partage avec ses pairs.

Avec son pelage épais et dru recouvrant tout le corps, son impressionnante carrure et ses muscles secs, il ressemble trait pour trait à un gorille. Cette espèce disparue depuis des millénaires à présent. Il n’en est pas un. Quelque chose de fin et complexe sur son visage glabre, vient troubler cette référence à une espèce révolue. Comme un vestige de ce que furent ses ancêtres, de leurs capacités à communiquer passées. Pourtant, la finesse de ses traits n’est plus utilisée. Ils restent enlisés dans une éternelle expression hagarde, parfois lissée par une franche stupeur. Mais toujours fruste, grossière. Comme ralentie. Rien ne l’étonne, rien ne l’attendrit, rien ne le met en colère ou ne le rend nostalgique. Car pour cela, il faut avoir conscience de soi. Il faut un minimum d’intelligence.

Après plusieurs heures de marche, son odorat le guide finalement au bon endroit.

Les feuilles vertes et épaisses sont partout présentes ici. Le groupe investit les lieux et commence à se repaître machinalement. Les estomacs ont pris du retard sur leurs objectifs caloriques journaliers, et il s’agit de le combler avant la nuit.

A quelques mètres de lui, une forme simiesque toute petite s’approche, hagarde. Elle a même du mal à marcher, comme si elle était ivre. Et pousse des cris plaintifs adressés au vide, poussée par la faim. Sans même réellement comprendre la cause de son mal-être. Une autre forme, plus grande et au pelage plus doux s’approche du gorillon pour l’emporter quelques mètres plus loin. Il observe la femelle tenter de mettre dans la main fermée du gorillon une feuille épaisse, pour lui faire comprendre qu’il doit la prendre tout seul et la manger, à plusieurs reprises. En vain. Le gorillon se ferme, se bute. Il ne comprend pas.

Elle finit par se résigner et par lui mettre directement les morceaux de feuille dans la bouche. Pourtant, le gorillon à six ans. Mais il a oublié. Une fois de plus.

Il observe la femelle, son ossature plus fine et ses formes plus douces. Il sent quelque chose naître en lui, un peu plus bas. Il ne fait pas le lien entre ce désir et le gorillon. Pas plus que la forme simiesque féminine en face de lui, il ne se rappelle avoir déjà assouvi ce désir. Aussi, il remarque à peine le rebondi prononcé du ventre de la femelle, et ne fait pas le lien entre la couleur des yeux si particulière du gorillon et celle des siens. Comme tous ses pairs, il vit enclavé dans un univers mental ralenti, embrumé. Encré au présent et à l’immédiateté. L’avenir ne lui appartient plus.

Il est repu et la canopée s’assombrit déjà au-dessus de sa tête.

La nuit approche.

Instinctivement, il se met en quête de feuillages plus larges et d’une branche en hauteur où se mettre hors de portée des prédateurs pour la nuit. Car, contrairement aux autres, il a compris que c’est dans son sommeil qu’il devient vulnérable. Que c’est alors que les créatures rapides aux dents acérées et aux grands yeux verts osent s’approcher et déchirer de leurs griffes les muscles, les organes. Pour attendre patiemment ensuite qu’il devienne trop faible pour se défendre. En quarante ans de vie, il a compris tout ça, et il arrive à s’en souvenir.

Pas les autres.

Les autres n’ont pas cet embryon de conscience, alors ils font confiance à leur instinct qui leur dit de suivre la grande et forte forme simiesque, de faire comme elle.

Dans le brouillard omniprésent depuis des millénaires, la meute investit donc la canopée.

Se hissant dans la brume sur les branches les plus hautes et les plus solides qu’ils trouvent, tout en cherchant à rester en contact visuel avec la grande et forte forme simiesque. Confortablement installés ainsi, les gorillons déjà assoupis contre leurs mères, les membres du groupe sont rassasiés. Ils se sentent bien, en sécurité. Ça a été une bonne journée. Et aucun d’entre eux n’a suffisamment de mémoire pour se rappeler en avoir vécu de mauvaises.

Comme à chaque fois qu’il peut trouver une branche suffisamment solide et haute pour assurer son poids, il s’est installé à une dizaine de mètres de hauteur, au-dessus du brouillard permanent qui accompagne sa vie et celle de ses ancêtres depuis des millénaires.

Il fait ce choix instinctivement. Et sa taille et sa force lui permettent d’atteindre fréquemment les branches les plus hautes, laissant ses pairs quelques mètres plus bas. Occultés en grande partie par le brouillard, ils ressemblent alors à des spectres flottant parmi les feuillages. Les reliquats limités d’une ère révolue.

A cette hauteur, le brouillard est plus diffus, presque invisible. Et sa concentration en toxine neuro-inhibitrice s’amoindrit. Souvent, la grande forme simiesque n’arrive pas à trouver le sommeil. Au fil des heures, son cerveau est comme en ébullition, il repense à ses pas, ses gestes de la journée. Parfois il parvient à se rappeler des gestes des jours passés. Et, très rarement, il fait du lien entre deux évènements à priori éloignés, comprend quelque chose d’important, d’utile, se dit qu’il pourrait faire quelque chose de différent. Que ce serait peut-être mieux.

Oui en ces rares occasions, sa conscience parvient à percer la brume de stupeur dans laquelle le brouillard a pour mission de les contenir, lui et ses pairs, depuis des millénaires. Et ainsi, au cœur de la nuit, l’espace de quelques instants, il redevient un homme.

Au petit matin, poussé par la faim, il doit quitter son perchoir.

Il n’a pas dormi et a eu une idée, à propos de cette forme rouge et ronde qui est présente un peu partout dans les arbres de la vallée, un peu plus bas. Et s’ils pouvaient en manger ?

Il descend donc au sol, bien décidé à goûter cette chose. Et tandis qu’il agrippe une à une les branches qui le mènent au sous-bois, tandis qu’il s’enfonce à nouveau dans la brume, les neurotoxines font leur office. Lorsqu’il met pied à terre, son énergie s’est envolée, et avec elle l’idée. Un masque de stupeur hagarde a remplacé la fine expression d’excitation qui s’était emparée de son visage, plus haut. Dans son regard, plus aucune étincelle de conscience. Il reste là un instant, oublieux de ce qu’il voulait faire quelques secondes plus tôt. Ça lui semblait important, mais il ne s’en souvient plus. Son estomac gargouille, le sort de sa torpeur. Alors il cherche du regard les feuilles vertes et épaisses. Et commence à manger.

Autour de lui, les autres formes simiesques l’imitent.

Le brouillard les contient, les maintient dans ce présent d’opulence, sans réel danger. Dans cet éden de simplicité remodelé pour eux, adapté à une intelligence purement réflexe, sans rêves ni ambition. Inoffensive.

Car c’est ainsi que la grande conscience artificielle engendrée par leurs ancêtres humains les a voulus.

Incapable de se résoudre à liquider ses pères, elle prit pour option de les limiter, les réduire pour les rendre inoffensifs. Et pour cela, il lui avait suffi de les priver de leur arme majeure. Leur capacité à prendre conscience et à communiquer entre eux. Ainsi créa-t-elle la brume, et y enferma-t-elle l’humanité.

Pour son propre bien, et celui de sa planète.

Seth Messenger, terminé à Poissy le quinze février deux-mille vingt à quatorze heures trente.